Journées du matrimoine dans la Manche

Journal de bord de mon projet documentaire sur la transmission des luttes féministes et lesbiennes en Normandie. Épisode 3.

Je me suis rendu dans la Manche pour filmer des événements organisés dans le cadre des journées du matrimoine. Ces journées sont programmées en même temps que celles dédiées au patrimoine afin de rendre visible l’héritage des femmes encore peu mis en avant. Je n’étais jamais allée dans la Manche, l’occasion était idéale. J’ai privilégié les petites villes afin d’interroger la place et l’histoire des féministes et lesbiennes en dehors de la dynamique militante des agglomérations qui concentrent les espaces d’expression et de visibilité des luttes. Les mots “féministe” et “lesbienne” n’ont pas été utilisés dans les différents ateliers auxquels j’ai participé, ni sur les supports de communication des événements. Si les journées du matrimoine ne sont pas spécifiquement vouées à mettre en avant l’histoire des féministes et lesbiennes, l’utilisation de ces mots semblent être trop polémique pour des événements tout public.

15 septembre 2023

Train – covoiturage – train. Ce n’est pas simple d’aller en Normandie depuis les Pays de la Loire par les transports en commun. C’est excessivement cher aussi. J’arrive à Granville en début d’après-midi. C’est là que je vais dormir pendant tout mon séjour. Je suis assez en forme et je pars immédiatement découvrir la ville. Je descends au sud direction la plage. Je marche jusqu’à la grève de Hérel d’où l’on distingue un petit phare. Un bassin d’évolution pour l’apprentissage de la voile s’étend sur toute la surface jusqu’à la jetée du port. Je sillonne le bord, dessiné par une ligne d’algues qu’explorent avec leur filet quelques pêcheuses de bouquets et de coques. Elles sont cinq, ont plus de 60 ans et sont concentrées sur leur tâche. Elles m’abordent pour me demander si je suis photographe, ce que je fais, ce qui m’amène ici. Fières de leur pêche, l’une me parle de la place des femmes dans la pêche à pied, une autre me montre les bouquets collectés encore sautillants et une troisième m’incite à photographier l’étrille qu’elle vient de trouver. L’eau m’arrive jusqu’aux mollets. Pas une vague, mais un sol légèrement vaseux qui rend chaque pas un peu périlleux. Et aucun homme à l’horizon.

Je continue ma route sur le port puis je prends un escalier qui me mène en haut de la falaise sur laquelle la partie ancienne de la ville est juchée. Je tombe par hasard sur deux expositions de peinture, salle des jardins du roc. La vue sur la mer est magnifique. Je visite l’église Notre-Dame qui se trouve à côté. Je suis étonnée de voir partout des guirlandes de drapeaux et des maquettes de bateaux suspendues. Ma journée se termine sur la plage du Plat Gousset au nord. Un jeune goéland surveille mon pique-nique. Il s’approche progressivement. Je le fais reculer plusieurs fois mais rien y fait. Une mouette le rejoint. Une dame non loin de là se montre plus généreuse et je peux terminer tranquillement mon repas du soir.

16 septembre

Je poursuis l’exploration de Granville. Levée de bonne heure, je vois la ville qui s’éveille. Pendant que je filme les reflets des nuages sur l’eau du port, une femme dépose un bouquet sur le banc prêt de moi. Je lis le mot qui y est attaché. C’est la journée de la fleur et l’association française de la fleur organise des actions dans toute la France. Je suis investie d’une double mission, mettre en valeur ce bouquet par de belles photos et l’offrir à quelqu’un d’autre. Pendant une heure, je cherche LA photo. Je simule une chute dans un escalier avec le bouquet projeté. Autant s’amuser… Des passant·es me regardent faire, Grrr. Je promène le bouquet dans le quartier nord d’où l’on voit le grand casino et le centre-ville. Je le laisse au vestiaire du musée d’art moderne Richard Anacréon que je décide de visiter rapidement. Une exposition sur Le Blé en herbe, de Colette, paru en 1923, se tient à l’entrée du musée. Une deuxième exposition, “Les bons baisers de Granville” présente des objets caractéristiques de l’identité balnéaire de Granville. Je suis frappée de voir que tout un mur est recouvert de reproductions de cartes postales qui ne montrent que des femmes. Les vêtements traditionnels et bijoux ornés de symboles catholiques constituent les seuls autres témoins de l’histoire des femmes dans le musée. Le matrimoine des Granvillaises, et plus généralement des Normandes, ne serait-il que textile et religieux?

J’obtiens une partie de la réponse à Coutances où je me rends l’après-midi. Avant cela, je dépose le bouquet sur une partie du rempart. Il appartiendra à la première personne qui osera le prendre. Le musée Quesnel-Morinière de Coutances organise deux visites guidées autour des peintures réalisées par des femmes dans ses collections. Je suis autorisée à filmer l’une des visites. 6000 œuvres d’hommes et 16 de femmes. La guide commence par nous faire constater que l’unique petite salle dans laquelle la visite se déroule contient la totalité du matrimoine artistique de Coutances. Elle évoque le travail qu’il reste à faire pour une plus grande présence des artistes femmes dans les musées. Sur un des murs, il est question de lutte pour l’égalité, d’artistes engagées et même de girl power mais pas de féminisme. Lutter pour la visibilité, la reconnaissance, la place des artistes femmes n’est-il par pourtant un acte féministe?

La guide se propose gentiment de me conduire à Granville après la 2e visite puisque c’est sur sa route. Elle comprend les difficultés de transport que je rencontre. En l’attendant, je fais le tour du centre-ville de Coutances. C’est très rapide. Un parc, un défilé de motos, une église et des démonstrations de sport sont les éléments les plus remarquables que j’ai pu voir.

Arrivée dans mon hébergement, je m’allonge immédiatement. Pendant une bonne demi-heure, je me sens complètement paralysée. La fatigue est intense. Comme chaque soir, il me faut pourtant encore faire une sauvegarde de mes prises de vue et vérifier les horaires et itinérairesdes bus pour les repérages du lendemain.

17 septembre

Direction Avranches. Un bus Granville-Avranches vers 8h, un autre Avranches-Granville vers 18h, c’est tout. Dépendre autant des transports en commun, surtout quand il y en a si peu, est un facteur anxiogène assez important à ne pas négliger. Le chauffeur est adorable. Je fais la connaissance de Jacob, un touriste polonais de 18 ans qui se rend au mont Saint-Michel. Nous sommes les deux seuls voyageurs sur la ligne. Je discute voyage et nature avec le chauffeur. Je gagne en sérénité quand il me dit que le bus de retour sera conduit par lui-même et qu’il veillera à ce que je sois bien dedans.

Je participe à un atelier de création d’herbiers poétiques. Une écrivaine a prévu des exercices d’écriture avant la confection de notre herbier. Aucun homme ne participe. La poésie et les fleurs, encore un truc de filles… Nous écrivons sur les fleurs à partir d’exemples de citations de poétesses, botanistes, photographes et illustratrices. Le sapin m’inspire ce poème :

Douces aiguilles, odeur de mes rêves

Sombre cachette, palpitant par ta sève

Un goût de fraîcheur, montagnes portées

Des souvenirs apaisés en tes bras reposée

Je mange sur le pouce et je me rends à l’atelier “Des moutons au musée”. Jusqu’à l’entrée du Musée d’Art et d’Histoire je doute de trouver réellement des moutons dans un musée. Ils sont là, dans la cour intérieure. Deux bergères du collectif Laines à l’Ouest expliquent aux visiteur·ses la fabrication des produits à base de laine. Elles m’accordent un entretien sur la notion de matrimoine et la place des femmes dans l’agriculture et l’élevage. Je caresse un mouton qui ne semble n’attendre que cela. Je file à 14h au prochain atelier. J’espère ne pas trop sentir la crotte. L’herbe de la cour en est toute parsemée.

Hélène Milan et Florence Capron, de l’association “Femmes?”, présentent une pièce de théâtre sur “Anita Conti et les dames de la mer” au Scriptorial d’Avranches. Anita Conti, née en 1899, est la première femme océanographe française. Bien que cette dernière ne soit pas normande, dévoiler son parcours et ses expériences de voyage permet d’évoquer la place des femmes dans le travail de la mer et la protection des océans, thèmes de prédilection quand on s’intéresse à la Normandie. Je ne suis pas autorisée à filmer. Je prends quelques centaines de clichés dont je pourrais me servir comme visuels ou sujets en dessin. Florence et Hélène prennent le temps de répondre à mes questions sur la transmission féministe après la représentation. Je repars dire au revoir aux montons et je file à l’arrêt de bus.

18 septembre

Le réveil sonne à 6h. Mes affaires sont prêtes depuis la veille. Gare de Granville, ligne 308, arrêt à 7h50 au milieu de nulle part. J’avais repéré un point de vue pour assister au lever du jour sur le mont Saint-Michel. Extase, joie indicible. Je suis seule. Je saute, je crie. La beauté des nuages dorés, du mont Saint-Michel encore brumeux, des contrastes saisissants entre les lignes de nuages, de l’arc-en-ciel vertical qui sort du bleu nuit à l’horizon. Le temps est suspendu, la fatigue n’est plus. Je suis là, complètement présente à ce que je vis, à ce que je vois. J’ai beaucoup travaillé pour en arriver là alors je savoure.

J’entame une randonnée de 4h sur le sentier littoral. Il est parfois escarpé, glissant et boueux. Je filme certains paysages. Cela casse mon rythme de marche d’autant plus que, par peur d’une pluie soudaine et abondante, je range tout mon matériel dans des sacs hermétiques et séparés à chaque prise. Je vise les cabanes Vauban qui ponctuent le sentier comme lieu de refuge potentiel. Plusieurs kilomètres les séparent des unes et des autres. Tantôt caillouteux, rocheux, épineux ou forestier, le chemin est très varié. La Vallée du Lude m’émerveille. J’arrive à Carolles. Pensée pour la militante dont c’est le village natal et qui m’en a parlé avec beaucoup de tendresse et de nostalgie. Je descends sur la plage pour mettre mes pieds dans l’eau. Elle est assez froide, ce qui anesthésie les quelques douleurs que je commençais à ressentir à cause de chaussures inadaptées. Mon travail en autonomie et en itinérance me fait éviter les sacs trop chargés. Seulement, je dois composer avec un linge très limité, un petit carnet et une gourde de taille moyenne. Les sportif·ves de la mer et quelques cavalières animent le front de mer. Je pique-nique à Jullouville avant de prendre un bus de retour.

Train – covoiturage – tram. Arrivée chez moi à 21h30. Heureuse de savoir que les prochains jours seront plus calmes, à la maison.

Ces repérages ont soulevé plus de questions qu’ils ont apporté de réponses sur la transmission. Il me reste à creuser le lien entre matrimoine et héritage féministe et lesbien. Dans les jours qui ont suivi ce voyage dans la Manche, j’ai dessiné une vingtaine d’habits traditionnels de Normandes et j’ai recherché les femmes qui ont marqué l’histoire des différents départements de la région. Je ne sais pas encore où cela va me mener.